« Avec #MeToo, le seuil de tolérance face au sexisme ordinaire en entreprise a beaucoup baissé », Brigitte Grésy
L’onde de choc #MeToo a-t-elle vraiment gagné l’entreprise au point d’y faire reculer le sexisme ordinaire ? Des actions concrètes ont-elles émergé en ce sens ? Haute fonctionnaire, Brigitte Grésy est l’auteure de nombreux rapports sur l’égalité professionnelle. Elle nous livre son point de vue.
Le mouvement de libération de la parole #MeToo a 5 ans. De quelle manière cette « fin de la loi du silence » pour reprendre vos mots a-t-elle atteint l’entreprise ?
Brigitte Grésy : En réalité, les femmes ont toujours parlé, mais depuis #MeToo, elles ont « pris la parole » au sens propre du terme, qui circule et irradie toutes les sphères d’activité : la politique, le sport, le cinéma – moins dans les entreprises, qui restent des lieux clos. Néanmoins, #MeToo a aidé à ce que le sexisme ordinaire en entreprise soit mieux perçu comme relevant d’actes prohibés, au lieu de s’exprimer librement et de bénéficier d’une tolérance assez générale. Il y a clairement une moindre tolérance sur ces sujets, de la part de la hiérarchie.
Justement, comment s’incarne le sexisme ordinaire en entreprise ?
Depuis l’officialisation des politiques d’égalité, le sexisme ordinaire a pris des formes sournoises et insidieuses, voire ambivalentes. C’est par exemple l’expression d’ un humour sexiste, par une blague à la machine à café, des incivilités en réunion lorsque les femmes sont interrompues ou non écoutées, une fausse séduction qui s’exerce sur les femmes pour mieux les « chosifier » et les dominer… Cela peut également prendre la forme de réflexions incessantes sur la maternité, sans oublier le sexisme « bienveillant », qui consiste à essentialiser encore une fois les femmes en leur prêtant des compétences spécifiques, supposément féminines, comme l’intuition, la douceur, supposant une sorte de complémentarité entre femmes et hommes.
Ce sexisme ordinaire infantilise les femmes en entreprise, les disqualifie et les infériorise. Il a un impact qui exclut de facto les femmes de certains métiers et de certaines fonctions et qui pousse les femmes à s’autoexclure ou à se censurer.
Si la prise de conscience est réelle, le sexisme ordinaire a-t-il reculé selon vous ? Dans sa dernière étude sur le sujet*, l’Apec soulignait par exemple que seules 18 % des femmes cadres ont le sentiment que les inégalités entre les femmes et les hommes au sein des entreprises françaises se sont réduites au cours des 5 dernières années.
Si dans la réalité de l’entreprise, les choses n’ont pas beaucoup changé, on peut dire que le seuil de tolérance à ces questions a, quant à lui, beaucoup baissé. Il y a des situations que l’on acceptait avant #MeToo mais que l’on n’accepte plus aujourd’hui. Globalement, le sexisme et les inégalités, notamment en matière de rémunération, demeurent, mais les femmes réagissent davantage. On note cependant très peu de contentieux sur le sujet du sexisme en entreprise.
Il faut néanmoins souligner l’important travail d’organisations féministes, d’associations et de réseaux de femmes cadres, qui ont fait bouger les lignes et continuent de les faire bouger. Je pense à l’initiative portée par trois femmes cadres d’Accor, de L’Oréal et d’EY qui ont rédigé une charte « Stop au sexisme ordinaire en entreprise » [#StOpE, NDLR] signée aujourd’hui par 200 entreprises qui s’engagent à lutter contre le sexisme.
Comment les RH et les managers peuvent-ils et peuvent-elles concrètement s’emparer du sujet pour faire reculer ce sexisme ordinaire ?
Il faut que ce sujet, qui constitue le terreau des violences sexistes et sexuelles, soit pris en compte au plus haut niveau dans l’entreprise. Il s’agit de suivre un vrai protocole d’action pour réaliser une transformation globale car le sexisme se niche dans les détails. Il convient par exemple de faire la chasse aux stéréotypes sexistes dans les processus RH, dans la rédaction de fiches de poste aux qualifications trop souvent genrées, dans le recours à l’IA – qui est affreusement sexiste car conçue principalement par des hommes –, ou encore dans la sélection des candidatures. En interne, cela passe aussi par la sensibilisation et la formation au moyen de kits, de rencontres, de guides, de films, de pièces de théâtre, d’études de cas mis en scène, de jeux, etc. Les podcasts internes de formation sur ces sujets se sont beaucoup développés. Par ailleurs, il faut prendre en compte l’accompagnement des victimes, par des numéros de téléphone dédiés ou des cellules d’écoute, qui sont désormais bien ancrées dans les usages des entreprises.
Pensez-vous que les progrès réalisés en entreprise sont pérennes, ou qu'un retour en arrière est possible ?
La mobilisation contre le sexisme est inédite et va se poursuivre car la relève est déjà prête, notamment grâce aux associations et réseaux. Quand j’ai sorti mon livre en 2008 [Petit traité contre le sexisme ordinaire, NDLR], on en était loin !
Dans les faits, des choses ont été ébranlées, mais pas suffisamment. Par exemple, pour vaincre les inégalités, il faudra certainement passer par les quotas, notamment pour éviter l’exclusion des femmes des métiers du numérique ou des formations d’ingénieurs. Sur les sanctions et les transformations globales des organisations grâce à la mise en œuvre de l’égalité, on n’y est pas du tout !
*Etude Apec, Inégalités femmes-hommes chez les cadres, 2021
À propos de Brigitte Grésy
Haute fonctionnaire, ancienne secrétaire générale du Conseil supérieur de l’égalité professionnelle entre les femmes et les hommes et présidente du Haut Conseil à l’Égalité entre les femmes et les hommes, Brigitte Grésy est auteure de plusieurs ouvrages sur le sexisme dont le Petit traité contre le sexisme ordinaire (2008), La Vie en rose, pour en découdre avec les stéréotypes (2014) ou encore Le Sexisme au travail, fin de la loi du silence ? (2017).
A lire aussi, le Rapport annuel 2023 sur l’état des lieux du sexisme en France réalisé par le Haut Conseil à l'Égalité.
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