« Le ressentéisme est souvent le révélateur d’un dysfonctionnement dans l’entreprise » selon Julia Néel Biz, cofondatrice de Teale, plateforme de santé mentale

Publié le 21/12/2023

Tandis que certaines personnes démissionnent, d’autres restent, mais sans enthousiasme sauf à plomber l’ambiance. Elles rêvent de partir, mais quelque chose les retient. Alors les jours et parfois les années passent, et la démotivation s’amplifie. Cette nouvelle forme de désengagement a un nom : le ressentéisme. Comment gérer au quotidien une personne qui n’est pas heureuse au travail, et qui le fait bien sentir cette situation ? Julia Néel Biz est cofondatrice et CEO de teale, la première plateforme de santé mentale. Elle décrypte pour nous le phénomène du ressentéisme et ses conséquences sur l’entreprise, et nous donne des conseils pour y faire face.

D’où vient la notion de ressentéisme, et que signifie-t-elle exactement ?

Julia Néel Biz : Le terme « ressentéisme » est un néologisme venu de la presse américaine, formé à partir du mot anglais « to resent » qui signifie « éprouver du ressentiment », « en vouloir à quelqu’un ». Il est employé au sujet de personnes qui sont malheureuses dans leur travail, et qui pourtant ne démissionnent pas, pour différentes raisons – crainte de ne pas retrouver un emploi dans un contexte d’incertitude économique, peur de perdre en salaire, manque d’envie ou d’énergie. Bien souvent, le ressentéisme se manifeste par un changement d’attitude chez le collaborateur ou la collaboratrice : baisse d’enthousiasme, humeur qui se détériore progressivement, qualité du travail qui se dégrade, baisse de motivation… Contrairement à la « démission silencieuse » – « quiet quitting », une autre notion assez proche – la personne ressentéiste communique son mal-être et fait en sorte que son entourage professionnel en soit conscient. Ce n’est pas un comportement neutre : le ressentéisme se clame haut et fort, se verbalise et se revendique. Il est donc assez facilement détectable. Le ressentéisme ne doit pas être considéré comme une simple forme de mauvaise humeur, de la part de quelqu’un un peu « ronchon» : il est l’expression d’une vraie souffrance au travail, et ne doit pas être pris à la légère.

Pourquoi ce phénomène fait-il aujourd’hui de plus en plus parler de lui ? 

On assiste effectivement à une nette montée en puissance du ressentéisme – dans les faits et surtout dans les consciences. Jusqu’à récemment, les entreprises appréhendaient mal et prenaient très peu en compte le phénomène, qui était peut-être aussi moins prégnant. Ce qui a changé, c’est d’abord la pandémie de Covid 19, qui a mis la question de la santé mentale sur le devant de la scène. Depuis la crise sanitaire, les différentes formes de mal-être et d’inconfort psychologique – notamment au travail – ont gagné en visibilité et ont été remises au cœur des débats. Ce qui a changé aussi, c’est le rapport au travail : 68 % des millennials ont déjà quitté un emploi pour des raisons de santé mentale (un chiffre qui monte à 81 % chez la génération Z). Ce sont des chiffres très importants, qui signalent un véritable changement de paradigme impulsé par les jeunes générations. 

Quels sont les impacts du ressentéisme sur l’entreprise ?

S’il n’est pas pris en compte, le ressentéisme peut avoir à long terme des conséquences négatives sur la performance globale de l’entreprise. La démotivation est souvent contagieuse, surtout lorsqu’elle est assumée : une personne qui exprime régulièrement son mal-être et s’investit ouvertement moins dans son travail peut à la longue « plomber » ses collègues. C’est un peu l’effet tache d’huile : les émotions négatives se répandent dans l’entreprise, avec un impact in fine sur la qualité du travail fourni et donc sur la performance de l’entreprise. En neuroscience, on parle de « neurones miroirs » : c’est l’idée que l’on va réagir par imitation à l’action ou à l’émotion d’autrui. Cela explique les phénomènes de contagion émotionnelle que l’on observe parfois dans les entreprises. 

Quelles sont les premières actions face au ressentéisme ? 

De manière très immédiate, lorsqu’un collaborateur ou une collaboratrice va mal, lui montrer que l’on reconnaît sa souffrance et que l’on se soucie sincèrement de son état est important. Il faut l’écouter, lui offrir un espace de discussion sûr, dans lequel il lui sera plus facile de s’exprimer. Bien sûr, la priorité dans un premier temps est de comprendre la cause de la rupture qui s’est opérée avec l’entreprise : est-ce un problème de reconnaissance, d’équilibre vie professionnelle/vie personnelle, de sens au travail, d’évolution au sein de l’entreprise… ? Il arrive que la personne n’identifie pas elle-même précisément les causes de son ressentéisme. C’est en ouvrant un espace d’écoute active qu’on pourra l’aider à y voir plus clair. La deuxième étape est de définir un plan d’action adapté, pour trouver des solutions aux problèmes identifiés. 

En parallèle, l’entreprise doit aller au-delà du cas individuel, et se poser les bonnes questions sur son fonctionnement et ses responsabilités : avons-nous suffisamment priorisé l’humain ? La santé mentale est-elle une vraie préoccupation au sein de notre organisation ? Comment faire en sorte que le ressentéisme ne se développe pas davantage ? Finalement, il s’agit de prévenir plutôt que de guérir, et de mettre en place des actions sur le plus long terme. Le ressentéisme est souvent révélateur d’un dysfonctionnement plus global. Se saisir de cet enjeu représente donc finalement une opportunité pour l’entreprise, qui va pouvoir s’améliorer, renforcer sa culture d’entreprise, fidéliser ses talents et développer une marque employeur encore plus attractive.

Justement, quel dispositif plus global mettre en place pour ne pas/plus être confronté au ressentéisme ? 

D’abord, je conseillerais de remettre la santé mentale au cœur des valeurs de l’entreprise, de développer une culture du « care » et de la bienveillance. Quand je priorise l’humain, je fais en sorte que les gens redonnent du sens à leur travail, se sentent mieux, plus engagés et plus performants. C’est une démarche proactive, qui répond à une vraie demande : d’après une étude menée par Harvard, 91 % des salariés estiment que la santé mentale doit être l’un des piliers de la culture de l’entreprise.

Ensuite, il est important de célébrer les accomplissements de tout le monde et de valoriser les réussites, à travers des retours à la fois constructifs, exigeants et bienveillants. Chez teale, nous avons mis en place une culture du feedback de qualité : l’idée est d’aider la personne à “grandir”, à travers des conseils de développement en privé (utilisant un vocabulaire précis, concret et bienveillant) et des retours en public, mettant en valeur ses réalisations et ses succès. Cette approche permet de construire un environnement sain, propice au droit à l’erreur, dans lequel les collaborateurs et collaboratrices se sentent en sécurité émotionnellement.

Le dernier conseil que je donnerais serait de partager régulièrement la vision de l’entreprise, et de montrer de quelle manière le travail de chaque personne  contribue à ses objectifs globaux. Le ressentéisme peut en effet naître d’une perte de sens et d’un sentiment d’inutilité. Chez teale, la vision de l’entreprise est toujours traduite en objectifs trimestriels pour chaque équipe, eux-mêmes déclinés à l’échelle de chaque membre d’équipe. De cette façon, tout le monde  sait précisément pourquoi il travaille et peut établir un lien entre ses efforts quotidiens et la réalisation du projet d’entreprise. 

 

 

À propos de Julia Néel Biz

Julia Néel Biz est cofondatrice & CEO de teale. Diplômée de l'Essec, Julia a commencé sa carrière en tant que consultante en strategy. Passionnée par le monde de la tech, elle a exercé différents postes au sein de scale-ups, et a rejoint notamment Kapten. Début 2021, après un an de recherche et développement, Julia cofonde teale, la première plateforme holistique de santé mentale dédiée aux collaborateurs et collaboratrices, avec trois associés. Elle est également membre du Board de France Digitale depuis 2022.
 

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