« Lorsque l’on manage un ami, les règles restent les mêmes pour tous » Mathilde Le Coz

Biais, différences de traitement, difficultés à régler les conflits, peur de sanctionner… la gestion des relations amicales en entreprise n’est pas simple. Pour Mathilde Le Coz, DRH de Forvis Mazars France, ce sujet constitue même l’un des plus grands défis des managers et RH. À l’heure où les collaborateurs et collaboratrices attendent beaucoup en termes d’éthique, d’équité et de transparence, comment continuer de bien manager quand l’affect s’en mêle ?
Quels sont les principaux défis rencontrés lorsqu’on doit manager des collègues qui sont aussi des amies ou des amis ?
Mathilde Le Coz : Il s’agit d’un vrai sujet auquel beaucoup d’entreprises sont confrontées. Par exemple, chez Forvis Mazars, structurellement, la moyenne d’âge est de 29 ans, et 90 % des effectifs ont moins de 30 ans. Dans cette génération, les managers et leurs collaborateurs et collaboratrices sont proches en âge. Il est donc courant que des relations amicales se tissent.
Ces situations amènent un défi, celui de ne pas laisser l’amitié polluer la responsabilité managériale, laquelle doit être empreinte d’équité, d’objectivité et d’exemplarité. Il peut être parfois difficile de dire lorsque cela ne va pas. Au contraire, on peut être tenté de faire croire que tout va bien, de peur de nuire à la relation amicale. Et pourtant, il est nécessaire de prendre du recul pour garder son impartialité et son honnêteté.
C’est aussi essentiel pour ne pas se mettre en tort avec le reste de l’équipe, pour ne pas nuire au collectif. Il faut parvenir à montrer que l’on ne fait pas de cas particuliers, qu’il n’y a ni privilège ni passe-droit. Cela peut poser des cas de conscience, mais cela questionne le manager, qui doit faire primer son rôle et sa responsabilité dans l’entreprise. L’enjeu est de ne pas se décrédibiliser.
Comment établir une relation professionnelle équilibrée avec des amies ou des amis dans l’équipe ?
Si l’amitié naît après la mise en place de la relation de travail manager/managé, c’est en théorie plus simple : les pratiques managériales sont déjà établies. L’enjeu sera de maintenir le cadre existant.
Il est, en revanche, plus difficile d’être collègues et amis, puis que l’une des deux personnes soit promue. Il peut être compliqué de mettre un cadre managérial sur un cadre amical, ce qui implique de changer de posture. Cet argument ressort souvent : des personnes refusent même des promotions parce qu’elles ne se sentent pas à l’aise avec ce changement.
De manière générale, il faut garantir sa neutralité en disant clairement à l’autre personne : « il y a le travail et il y a le personnel. Et au travail, nous avons une relation manager/managé ».
Mais le grand principe pour avoir une relation professionnelle équilibrée est d’appliquer les mêmes règles pour tout le monde, en faisant abstraction de l’amitié. Il n’y a pas de règle différente pour les amis, pas de distinction à apporter, mais il faut une vigilance accrue… et ça n’est pas si simple !
Par exemple, les feedbacks (surtout s’ils sont négatifs), les évaluations annuelles représentent des exercices potentiellement compliqués. L’essentiel est d’objectiver au maximum son argumentation en exposant des faits concrets. J’ai déjà eu à dire à une amie dans l’entreprise qu’elle n’aurait pas de promotion, et j’ai dû lui expliquer pourquoi.
Managers et RH peuvent être accompagnés pour se préparer à ces situations. Il existe des coachings et des formations spécifiques (assertivité, communication claire et non violente) basés sur des cas d’usage qui aident à mettre la distance nécessaire.
Quels sont les comportements à éviter absolument lorsque l’on manage des amies ou des amis ?
En tant que manager ou RH, je ne dois pas montrer de préférence, ni que j’entretiens une relation forte et privilégiée avec un membre de l’équipe. Par exemple, on ne peut pas, aux yeux de tous, sortir déjeuner tous les jours avec un ami managé. C’est une règle de bon sens pour maintenir l’harmonie dans l’équipe, et l’un de mes principes de vigilance : ne pas exposer la relation.
Il y a également un sujet de confidentialité très fort : on ne parle pas des membres de l’équipe, on ne divulgue pas des informations, on ne dénigre pas. Évidemment, on ne ment pas sur les évaluations en disant que notre ami mérite une promotion, alors qu’il n’a pas les compétences mais que l’on souhaite lui faire plaisir. On ne négocie pas non plus la plus grosse augmentation pour son copain ou sa copine. Tout ceci renvoie à l’éthique du manager.
Comment gère-t-on un désaccord, un conflit, de l’insolence ou de l’insubordination avec un ami ou une amie dans une équipe ?
Quand quelqu’un se permet des choses parce qu’il est le « pote », c’est difficile… et c’est un vrai sujet. Si une collaboratrice ou un collaborateur ne respecte pas le statut de manager de son ami, s’il ne s’y adapte pas, il est en faute.
Dans ce cas, on met les limites, on recadre au cours d’un entretien pour faire comprendre qu’il faut rester à sa place même si l’on est amis. Il s’agit de rappeler des règles qui s’appliquent à tous les membres de l’équipe : on ne peut pas être insolent, on ne peut pas être irrespectueux. L’insubordination peut être qualifiée de faute professionnelle.
Si l’on a un désaccord professionnel sur un projet, s’il y a conflit, on applique la même façon de gérer le conflit que celle que l’on adopte avec toute l’équipe : c’est la posture managériale ! Là aussi, le cadre de la relation manager/managé l’emporte sur le cadre amical. Une fois encore, les règles restent les mêmes pour tous et toutes au sein de l’organisation.
On peut également voir des amitiés se déliter à cause de désaccords au travail. Dans ce cas, il faut que cela reste dans la sphère personnelle : le fait d’être en conflit ne doit pas se sentir au travail. La règle, c’est que dans la sphère professionnelle, on se parle pour travailler.
À quel moment faut-il sanctionner ? Si l’équilibre ne tient pas et que le rôle de manager n’est pas pris au sérieux, que faire ?
Il convient de garder en tête que la relation amicale est tolérée dans la sphère professionnelle. Pour qu’elle soit tolérée, il faut que les individus sachent la mettre de côté. S’ils n’y arrivent pas, cela devient un problème au sein de l’entreprise, qui peut amener à des sanctions disciplinaires.
On sanctionne sans faire de distinction, même si la règle est plus difficile à appliquer avec un ami.
Prenons un exemple. Je manage une personne qui est une amie qui arrive en retard un jour sur deux. Je vais avoir, peut-être, du mal à lui dire tout de suite que cela n’est pas acceptable. Mais bien sûr qu’il faut la sanctionner ! C’est un sujet de contrôle et de risque des RH. Dans nos évaluations des managers, nous devons nous assurer qu’ils sanctionnent quand ils doivent le faire, qu’il y a une équité de jugement, et qu’ils ne prennent pas de décisions subjectives.
Nous savons que les relations extraprofessionnelles biaisent la capacité de jugement des managers. Les processus RH sont justement là pour débiaiser.
Quelles sont les bonnes pratiques, les bons outils, les bonnes méthodes pour conserver des relations saines dans l’équipe malgré les amitiés ?
Les outils de baromètres sociaux, qui mesurent le bien-être dans les équipes, permettent d’avoir des garde-fous. On s’assure ainsi qu’il n’y a pas de problèmes d’équité ni de différences de traitement qui créent du mal-être. S’il y a un dysfonctionnement à cause d’une relation amicale, on peut le déceler par la réaction des autres, car cela provoque de la frustration, voire de la colère. En prenant la température, on remonte des alertes sur des problèmes d’équité dus à des sujets d’amitié.
Il faut également former au management responsable sur le sujet des valeurs, de l’éthique, de l’inclusion et du respect. Il s’agit d’une véritable attente des salariés d’évoluer dans une équipe qui promeut l’équité et la transparence. Le sujet des relations interpersonnelles est lié à ces questions : comment j’évite les biais (et l’amitié en est un !) et les stéréotypes dans une équipe.
Je suis convaincue que le manager doit être un expert de la relation humaine, être le garant du socle éthique de l’organisation. Les collaborateurs et collaboratrices s’engagent pour des gens avec qui ils sont alignés en matière de valeurs, et qui les respectent. C’est aujourd’hui un levier d’attraction et de rétention très fort.
À propos de Mathilde Le Coz :
Mathilde Le Coz débute sa carrière en 2004 en tant qu’auditrice chez Forvis Mazars France, leader international de l'audit, de la fiscalité et du conseil, avant de rejoindre le service RH. Passionnée par les modèles managériaux, les nouveaux environnements et organisations de travail et les nouveaux outils, elle devient ensuite directrice de l’innovation RH, puis directrice du recrutement, du développement des talents, de l’innovation RH et de la marque employeur. Elle est depuis 2021 la DRH de Mazars France. Mathilde Le Coz est par ailleurs présidente de « LeLabRH », association professionnelle qui promeut l’innovation RH et la modernisation des pratiques.