« Lorsque le travail se fragmente en tâches microscopiques sans vision d'ensemble, il perd sa capacité à nourrir l'identité professionnelle », Christophe Nguyen

« Lorsque le travail se fragmente en tâches microscopiques sans vision d'ensemble, il perd sa capacité à nourrir l'identité professionnelle », Christophe Nguyen

Publié le 26/11/2025

Dans un monde du travail en perpétuelle accélération, les cadres ne sont pas épargnés par la surcharge mentale et la perte de sens. Derrière la diversité apparente des missions, une réalité plus insidieuse s’installe : le morcellement du travail. Multiplication de petites tâches, interruptions constantes, injonctions contradictoires, etc. Ce morcellement nuit à la concentration, à la performance, et surtout à la santé mentale. Comment lutter contre ce phénomène ? L’intelligence artificielle a-t-elle un rôle à jouer ? Le point avec Christophe Nguyen, psychologue du travail, président du cabinet Empreinte Humaine.

Le travail « bousculé » : quand l’urgence devient la norme

Qui n’a jamais eu l’impression de passer sa journée à courir après le temps, à répondre à mille urgences sans parvenir à boucler un dossier ? Aujourd’hui, un cadre ou une cadre est interrompu.e en moyenne toutes les deux minutes par des notifications, des mails ou des messages instantanés (source : étude Microsoft). Résultat : une attention morcelée, une fatigue mentale grandissante, et ce sentiment frustrant d’avoir travaillé sans vraiment avancer.

C’est ce qu’on appelle le travail « bousculé », ou le « morcellement » du travail : ce moment où les priorités s’entrechoquent, où l’on passe d’une tâche à l’autre sans jamais aller au bout, happé par le flux permanent des sollicitations. Le cerveau reste en alerte continue. Cela peut donner l’illusion d’une forme d’efficacité – celle du multitasking –, mais c’est en réalité une fausse route. Le culte du « tout urgent » et la glorification de la réactivité finissent par éroder la qualité du travail et l’énergie mentale.

Un phénomène ancien, mais qui s’amplifie

Le morcellement n’est pas une nouveauté. Mais il s’est intensifié avec la montée de la pression sur la performance et l’efficience. On travaille plus qu’il y a dix ans, tout en étant soumis ou soumise à davantage de contraintes périphériques : reporting, mails, demandes transverses, sollicitations clients, urgences internes. Ce sont autant de micro-tâches qui grignotent le cœur de métier, et la capacité à se concentrer sur sa mission principale.

Le télétravail a amplifié cette tendance. Moins de moments informels, moins d’échanges directs, plus de messages écrits. La communication devient asynchrone, les décisions se fragmentent, les priorités s’accumulent. On exécute dans l’immédiat, sans prise de recul possible, et sans que les demandes soient forcément bien expliquées ni contextualisées.

Tout cela nourrit un même ressenti : celui d’une surcharge collaborative, où chacune et chacun est sollicité de toutes parts sans pouvoir dire non. Une collaboration qui, mal régulée, finit par devenir contre-productive.

Pourquoi c’est un vrai problème pour la santé mentale et la performance ?

Fatigue cognitive et qualité empêchée

Le morcellement génère une fatigue cognitive intense, et un sentiment de perte de contrôle : vous aviez prévu votre journée, mais tout se dérègle sous le poids des urgences des autres. Le vrai problème, pourtant, n’est pas seulement la fatigue : c’est la perte de sens. On a l’impression d’être débordé, mais sans accomplir grand-chose. À la fin de la journée, il est impossible de dire ce que l’on a vraiment produit. Ce décalage entre l’effort fourni et le résultat perçu crée une frustration profonde.

En psychologie du travail, on parle de « qualité empêchée » : c’est le sentiment de ne pas pouvoir faire son travail correctement, de ne pas se reconnaître dans ce qu’on produit. Or, c’est un besoin fondamental : pouvoir être fier ou fière de ce qu’on fait, sentir que son travail sert à quelque chose, qu’il a un impact. Quand ce lien se rompt, la motivation s’effrite, et le stress s’installe.

La fatigue devient alors plus lourde, car elle n’est plus liée uniquement à la quantité d’effort, mais à son inutilité perçue. Gérer des urgences sans sens, répondre à des demandes floues, participer à des réunions sans objet clair : tout cela épuise bien plus que de travailler beaucoup sur un projet porteur. 

Perte de sens : vers le brown-out ?

Au-delà de la fatigue, le morcellement génère une crise de sens plus profonde, parfois appelée « brown-out » – un terme emprunté au vocabulaire électrique désignant une baisse de tension. Dans le contexte professionnel, il décrit un désengagement subtil mais profond, où la personne continue de travailler, mais sans investissement émotionnel ni intellectuel. C'est comme si l'éclairage de la lumière baissait, mais fonctionnait encore, alors que le courant et l'énergie n'y étaient plus vraiment !

Ce phénomène touche particulièrement les professions intellectuelles, où le sentiment d'accomplissement est étroitement lié à la capacité de mener à bien des projets cohérents et significatifs. Lorsque le travail se fragmente en tâches microscopiques sans vision d'ensemble, il perd sa capacité à nourrir l'identité professionnelle. Les professionnels de santé alertent sur les conséquences de cette perte de sens, qui peut conduire à négliger le soin de soi, et à adopter des comportements compensatoires à risque.

Le paradoxe est cruel : plus on s'active frénétiquement, moins on a le sentiment d'accomplir un travail qui compte vraiment. Cette situation crée une spirale négative où l'intensification des efforts ne fait qu'accentuer le sentiment d'inutilité, conduisant potentiellement à un désengagement profond et durable.

L’IA : un levier prometteur, à condition d’en garder la maîtrise

Bien utilisée, l’IA peut contribuer à réduire le morcellement du travail. En effet, elle permet d’automatiser certaines tâches répétitives ou à faible valeur ajoutée : reporting, rédaction de notes, gestion d’agenda, tri d’informations, analyse de données. L’IA peut ainsi redonner aux cadres du temps et de l’espace pour se concentrer sur ce qui fait vraiment la différence : la réflexion stratégique, la créativité, la prise de recul, la relation humaine. Elle peut également fluidifier certaines interactions, ou encore prioriser automatiquement les sollicitations. 

Mais il faut rester lucide : l’IA ne sera pas la baguette magique capable d’effacer le multitasking et tous les irritants du travail. Chaque révolution numérique a suscité les mêmes espoirs. Internet, les mails, puis les outils collaboratifs devaient simplifier la vie des salariées et salariés et renforcer l’intelligence collective. En réalité, faute de cadrage, ces outils ont aussi généré de nouveaux risques : surcharge cognitive, explosion des réunions, brouillage des frontières entre vie professionnelle et vie personnelle. Ces technologies ont souvent été introduites sans réelle réflexion sur leurs effets humains. On n’a pas toujours mesuré ce qu’elles allaient changer dans le contenu du travail, ni dans le vécu des individus.

L’IA n’échappera pas à ce risque si elle est déployée uniquement au service de la productivité. Elle apportera sans doute des gains de temps, d’efficacité ou de coût. Mais, sans pilotage attentif de ses impacts sur la santé mentale, le sens du travail et la reconnaissance, les mêmes dérives réapparaîtront. Pour tenir ses promesses, l’IA doit être implantée pour répondre à un objectif clair : augmenter le bien-être psychologique des personnes qui travaillent.

Quelles sont les conditions essentielles pour que l’IA devienne un levier de progrès et non de fragmentation ? 

  • Anticiper et dialoguer. L’introduction de l’IA doit être discutée avec les équipes. Comprendre ce qu’elle change pour chaque métier, identifier les risques et les bénéfices attendus, c’est la première étape pour éviter l’émiettement du travail.
  • Expérimenter avant de généraliser. Commencer par des tests à petite échelle, sur des équipes volontaires, permet de mesurer les effets réels sur la charge mentale, la collaboration et la qualité du travail.
  • Créer des indicateurs humains. Les entreprises savent suivre les KPI de productivité. Elles doivent aussi se doter d’indicateurs d’impact sur la santé, la satisfaction et le vécu du travail.
  • Rendre l’outil compréhensible. L’algorithme ne doit jamais dicter le travail. Il ne doit pas être une « boîte noire ». Les équipes doivent comprendre à quoi il sert, comment il fonctionne globalement, et pouvoir en discuter.
  • Repenser les postes, pas seulement les process. L’enjeu est d’organiser différemment le travail : identifier les tâches qui peuvent être automatisées, et celles qui doivent rester humaines.

L’IA doit être déployée dans une démarche co-construite, progressive et encadrée, où la formation, le dialogue et la prévention des risques occupent la même place que la recherche d’efficacité. L’IA peut alléger le travail ; elle ne remplacera jamais la réflexion collective sur ce que travailler veut dire.

Comment agir concrètement face au morcellement de votre travail ?

Reprenez la main sur votre temps. Identifiez vos moments de concentration, et protégez-les. Coupez les notifications, fixez des plages dédiées aux mails, recentrez vos priorités.

  1. Clarifiez vos urgences. Toutes les demandes ne vous concernent pas. Demandez-vous : « Est-ce que c’est bien à moi de traiter cela ? Est-ce que cela doit être fait maintenant ? ».
  2. Restaurez le dialogue sur le travail. Les interruptions diminuent quand on prend le temps d’échanger sur ce qu’on fait, sur les priorités, sur ce qui a du sens.
  3. Simplifiez vos outils. Trop de canaux tuent la communication. Mieux vaut un outil bien utilisé que plusieurs mal maîtrisés.
  4. Et si l’IA arrive dans votre environnement, soyez acteurs et actrices. Impliquez-vous dans les phases de test, exprimez vos besoins, proposez des ajustements. L’IA ne doit pas vous être imposée, elle doit se construire avec vous.

 

FAQ sur le morcellement du travail

Qu'est-ce que la loi de Carlson ?

La loi de Carlson, également appelée « loi des séquences homogènes », démontre qu'un travail réalisé sans interruption prend moins de temps et d'énergie qu’un travail fractionné. Elle préconise de regrouper les tâches de même nature pour maintenir des séquences homogènes, et ainsi optimiser notre concentration et notre efficacité.

Le morcellement du travail complique-t-il la recherche d'emploi ?

Oui, le morcellement affecte négativement la recherche d'emploi. Le temps investi dans des tâches fragmentées réduit l'efficacité des démarches de candidature, et limite la concentration nécessaire pour construire une stratégie cohérente. Cette dispersion diminue la qualité des candidatures, et donc allonge le temps consacré à la recherche d'emploi.

 

À propos de Christophe Nguyen

Christophe Nguyen est psychologue du travail et des organisations, président et associé du cabinet Empreinte Humaine. Il est titulaire d’un mastère spécialisé de l’ESSEC en management des ressources humaines et d’un master en psychologie du travail. Après avoir travaillé dans le domaine de la marque employeur et de la gestion des compétences en entreprise, il a réalisé plus de 400 diagnostics des risques psychosociaux, des enquêtes harcèlement et autres missions dans des secteurs diversifiés du public ou du privé. Il intervient aussi bien dans la formation que sur les diagnostics et interventions sur les risques psycho-sociaux.
 

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