« C’est le collectif qui fait fonctionner le droit à la déconnexion », Stéphane Yaïch

Le droit à la déconnexion, en place depuis 2017, permet aux salariées et salariés de se déconnecter des outils professionnels en dehors des heures de travail, assurant une séparation entre vie personnelle et professionnelle. Toutefois, avec l'essor du télétravail, ces frontières ont évolué. Selon Stéphane Yaïch, fondateur de « Chasseur de stress », la déconnexion ne doit plus se limiter aux soirées, week-ends et vacances. Il est également crucial de gérer les usages numériques excessifs tout au long de la journée, et ce, à l'échelle de l'entreprise.
Avec la généralisation du télétravail, comment les cadres gèrent-elles et gèrent-ils vraiment la déconnexion ? Observez-vous qu'ils réussissent à réduire les sollicitations numériques ? Qu'avez-vous constaté huit ans après l'introduction du droit à la déconnexion ?
Stéphane Yaïch : Initialement, la loi de 2017 a été pensée pour définir des limites à la connexion, et le concept de télétravail était alors de la science-fiction. À partir de 2020, la crise du Covid a tout bouleversé. Les cadres ont dû s’adapter, et travailler dans des unités de lieu et de temps totalement poreuses. La surexposition digitale s’est alors très sensiblement aggravée. Et d’ailleurs, j’ai vu les demandes d’interventions en entreprise sur le sujet de la déconnexion littéralement exploser à partir de 2020, en particulier en direction des managers. Nous sommes passés d’une obligation réglementaire plus ou moins suivie avant 2020, à une obligation de s’y mettre réellement, parce que les cadres ont véritablement été confrontés dans les faits à une hyperconnectivité, c’est-à-dire à la connexion permanente.
Depuis 2020, les cadres ont pris de mauvaises habitudes et les ont gardées. Cela engendre un stress numérique important dû à un environnement digital omniprésent. Il faut bien comprendre que ce stress numérique est généré par trois facteurs : l’hyperconnectivité, le multitasking (sollicités en permanence, les cadres jonglent entre une multitude de tâches et d’outils) et l’infobésité (la surcharge informationnelle, dont l’e-mail est le premier vecteur).
Or, on sait aujourd’hui que l’excès de numérique est dangereux pour la santé mentale et physique, et qu’il agit négativement sur la productivité. Il ne faut pas attendre pour réagir, il faut dire stop !
Comment les cadres peuvent-elles et peuvent-ils concrètement faire respecter leur droit à la déconnexion ? Quelle routine de déconnexion peuvent-ils suivre et quels outils peuvent les aider ?
Le sujet du droit à la déconnexion concernait initialement les périodes comme les soirs, les week-ends, les vacances. Mais c’est un sujet beaucoup plus large aujourd’hui. En réalité, on voit bien qu’il y a des efforts à faire pour aboutir à un usage raisonné des outils tout au long de la journée. Le numérique nous pollue en permanence ! Il faut parvenir à créer une bulle de protection, y compris en dehors des horaires de déconnexion.
Déconnecter, cela ne veut pas dire tout couper, mais interroger ses comportements face au numérique… c’est du bon sens ! J’aime parler d’écologie numérique qui consiste à faire le tri dans nos usages, et à comprendre ce qui nous parasite pour apprendre à se protéger des excès du numérique.
Bien sûr, on peut couper les notifications sonores et visuelles, qui sont d’importants perturbateurs, on peut indiquer lorsque l’on est occupé sur les messageries d’entreprise et les outils collaboratifs. Lorsque l’on a besoin de concentration, on reste focus sur un seul écran à la fois. Il faut savoir laisser son cerveau se reposer durant la journée. Par exemple, en n’emportant pas son téléphone à la pause déjeuner, et en se demandant si l’on a vraiment besoin de répondre à un mail dans les 5 minutes.
Le télétravail a brouillé la frontière entre vie professionnelle et personnelle. Comment les cadres peuvent-elles et peuvent-ils maintenir cette séparation et éviter une surcharge numérique, même à domicile ?
LA clé de la déconnexion en télétravail est de commencer sa journée aux horaires de travail habituels. En télétravail, la collaboratrice ou le collaborateur est l’acteur principal, et peut être tenté d’élargir ses horaires. On évite donc de consulter sa boîte mail à la table du petit-déjeuner !
Pour marquer la frontière, je conseille de créer un sas entre le temps de vie professionnelle et le temps de vie personnelle, avec un geste rituel. Le soir, on peut, par exemple, éteindre et refermer son ordinateur. Si l’on a un bureau, on ferme la porte pour signifier que la journée est terminée, dans ce même esprit.
Globalement, on adopte les mêmes habitudes que celles que j’ai indiquées précédemment. Par exemple, on évite le multitasking, et l’on signifie une indisponibilité de la même façon qu’au bureau afin de rester bien concentré.
Certains cadres peuvent apprécier une forme de flexibilité, qui leur permet de répondre à des mails ou de se connecter quand ils le souhaitent, à travailler de manière décalée. Comment garder cette souplesse d'organisation tout en évitant le piège de l'hyperconnectivité ?
Même si l’on est tenté par cette souplesse, elle doit rester exceptionnelle. Il convient le plus possible de conserver le principe du cloisonnement. Est-on réellement plus efficace, plus utile, si l’on envoie un e-mail dans son lit ou si l’on consulte sa messagerie sur la plage ?
Ça n’est pas parce que l’on a toujours fonctionné ainsi que c’est bien ! L’absence de frontières est beaucoup trop impactant sur la santé mentale.
L'application du droit à la déconnexion est une responsabilité partagée : la personne « managée » comme le manager ont un rôle à jouer pour le respecter et se discipliner. Comment faire lorsque le manager ne respecte pas la frontière ?
Il y a une véritable dualité sur le sujet de la déconnexion : on peut améliorer les comportements individuels, mais il faut aussi que l’univers collectif s’y prête. C’est le collectif qui fait fonctionner le droit à la déconnexion. Si un ou une salariée a le droit de ne pas répondre à une sollicitation numérique, il faut d’abord que son manager cesse de le solliciter de façon intempestive !
Pour avoir des résultats, il est donc nécessaire de mener un travail commun à l’échelle de l’entreprise, car il s’agit d’un véritable enjeu de santé et de qualité de vie au travail. Il y a des actions d’intelligence collective à mener, avec l’objectif de passer des connexions abusives à une connexion raisonnée.
Des entreprises créent des chartes internes de la déconnexion qui s’ajoutent au droit initial à la déconnexion. Elles fixent les règles globales d’utilisation des outils, et sont adaptées aux contraintes des métiers. On établit ainsi un cadre commun des usages numériques. Dans ces chartes, on peut choisir les canaux de communication que l’on privilégie, et déterminer comment on les utilise. Cela permet par exemple de réguler l’usage de l’e-mail.
Certaines entreprises mettent aussi en place des journées sans e-mails pour initier des habitudes de déconnexion.
Les managers ont un rôle important à jouer, et les actions de l’entreprise visant à une prise de conscience leur sont particulièrement destinées.
Cela étant posé, il reste compliqué pour un cadre de mettre le doigt sur un dysfonctionnement d’un manager, et c’est bien pour cela que les règles doivent venir du top management. Si un collaborateur souhaite cependant marquer la limite, il convient d’adopter la communication non violente avec un échange sur ce principe : « J’ai constaté que tu m’as envoyé un e-mail à une heure tardive. Est-ce que tu penses que cela aurait changé quelque chose si tu me l’avais envoyé ce matin ? Et est-ce que tu penses que l’on pourrait faire autrement à l’avenir ? ». Le but est de rechercher une solution commune.
Quels sont les bénéfices concrets observés chez les cadres qui parviennent à instaurer un véritable droit à la déconnexion dans leur vie professionnelle ?
Si l’on crée des règles et que l’on s’y tient, il y a de vrais bénéfices. On pense mieux ! Nos capacités cognitives sont meilleures, la concentration, l’attention, la mémoire, la vigilance (qui sont les premières fonctions atteintes par l’hyperconnectivité) sont améliorées. Cela présente in fine un impact positif sur la performance. On observe également une baisse significative du stress.
La déconnexion a également un impact positif direct sur le corps, car on améliore sa posture en passant moins de temps sur son téléphone et son ordinateur.
Vous considérez que, pour que les bienfaits de la déconnexion soient durables, il est nécessaire de la mettre en œuvre à tous les instants de nos vies. Est-ce si simple pour les hyperconnectés que nous sommes tous et toutes… ou presque ?
Tout est affaire d’autodiscipline, et c’est un « hyperconnecté qui se soigne » qui vous le dit ! Par exemple, je proscris le smartphone dans la chambre, la salle de bain et lors des repas. Mes e-mails n’arrivent pas sur ma montre connectée que je porte en permanence. Et lorsque je constate que tout mon entourage est rivé sur l’écran de son téléphone, je m’interdis de sortir le mien par simple réflexe. Évitons que notre portable soit notre doudou en toutes circonstances !
Notre cerveau met 21 jours à changer une habitude. C’est faisable à condition d’adopter une diète numérique de façon progressive. On peut commencer par faire cette expérience : enfermer son téléphone dans une boîte pendant 30 minutes et observer comment on se sent. Puis on passe à 1 heure, puis à une journée. La visualisation de nos usages fait que l’on peut commencer à les changer.
À propos de Stéphane Yaïch
Ancien cadre dans un groupe du secteur de la communication, Stéphane Yaïch a fondé son entreprise « Chasseur de stress » en 2016, à la suite d’un burnout qui l’éloigne du monde professionnel pendant deux ans. Il s’empare alors des sujets liés au bien-être au travail, à la gestion du stress et du stress numérique, mais également à la déconnexion. Il anime des conférences et des ateliers « Déconnecter c’est changer » et « Déconnecter sans tout couper » dans des entreprises, des collectivités et des associations. Il est également formateur en e-learning. Stéphane Yaïch est par ailleurs co-auteur du livre Pro en gestion du stress (éditions Vuibert).