Déjouer la falaise de verre : pour une égalité réelle

Déjouer la falaise de verre : pour une égalité réelle

Publié le 31/03/2025

Le concept de la « falaise de verre », introduit par Michelle Ryan et Alex Haslam en 2004, met en lumière un phénomène préoccupant : les femmes accèdent plus souvent à des postes de leadership en période de crise, où les chances de succès sont réduites. Loin d’être une avancée vers l’égalité, ces nominations peuvent s’apparenter à un piège, avec des attentes irréalistes et un environnement défavorable. Isabelle Deprez, experte en leadership et diversité, explique comment identifier et contrer ce phénomène, qui concerne de nombreuses femmes managers, pour garantir une véritable égalité des chances.

Pouvez-vous expliquer ce qu'est la falaise de verre, et en quoi elle diffère du plafond de verre, souvent cité dans les discussions sur l'égalité professionnelle ?

Isabelle Deprez : Le concept de « falaise de verre » est moins connu que celui de « plafond de verre », mais tout aussi essentiel pour comprendre les inégalités professionnelles auxquelles les femmes peuvent être confrontées. Le plafond de verre désigne ces barrières invisibles qui freinent la progression des femmes vers les postes les plus élevés de l’organisation, malgré leurs compétences et leurs performances. Il s’agit d’un blocage dans l’accès aux fonctions de direction, souvent lié à des stéréotypes ou à des biais structurels.

La falaise de verre, en revanche, se manifeste lorsqu’une femme parvient à franchir ce plafond… mais se retrouve propulsée dans une position particulièrement précaire. Plus précisément, les femmes sont plus souvent nommées à des postes de leadership en période de crise ou d’instabilité, lorsque les risques d’échec sont élevés. Elles doivent alors prendre des décisions dans des contextes tendus, avec des ressources limitées et des attentes démesurées.

Quels types de postes sont particulièrement touchés ? Dans quels secteurs ? 

Ce phénomène touche les très hauts postes de direction, comme on a pu le voir avec des figures médiatiques comme Marissa Mayer, nommée à la tête de Yahoo à un moment où l’entreprise était déjà en grande difficulté.
Mais cette dynamique ne se limite pas aux sphères médiatisées ou aux postes de direction. De nombreuses femmes managers, dans des secteurs très divers, font face à cette réalité : on les promeut à des fonctions de leadership dans des situations complexes, comme des restructurations, des équipes en crise ou des objectifs irréalistes, souvent avec peu de marges de manœuvre. Ces situations, bien que moins visibles, sont tout aussi lourdes de conséquences pour leur carrière. Cela crée un environnement où la réussite est particulièrement difficile, et où l’échec – lorsqu’il survient – peut être attribué à la personne plutôt qu’au contexte.

Comment expliquer ce phénomène ? 

D’abord, il existe une croyance encore très répandue selon laquelle les femmes, parce qu’on les perçoit comme différentes dans leur manière de diriger, apporteraient un « plus » dans les périodes difficiles, avec des qualités plus prégnantes d’empathie, d’écoute ou de coopération. Finalement, lorsqu’une entreprise traverse une crise, on a tendance à penser qu’une femme sera mieux à même de gérer la situation, en apaisant les tensions ou en recréant du dialogue. 

Ensuite, il y a la question des opportunités inégales d’accès aux postes de leadership. Quand un poste risqué, en période difficile, se présente, les hommes prennent plus souvent le temps de réfléchir, de peser le pour et le contre, et peuvent se permettre de refuser si les conditions ne leur paraissent pas favorables – car ils savent qu’ils auront d’autres occasions par la suite. Pour les femmes, la situation est différente. Conscientes que les opportunités sont plus rares pour elles, elles ont tendance à accepter plus vite, sans toujours bien mesurer tous les risques. 

Quelles stratégies les femmes peuvent-elles adopter pour naviguer dans ces situations à haut risque et transformer ces défis en opportunités ?

La falaise de verre n’est pas une fatalité, et de nombreuses femmes parviennent à transformer ces situations à haut risque en véritables succès, heureusement ! De hautes dirigeantes comme Nathalie Balla, qui a redressé La Redoute, ou Delphine Ernotte à la tête de France Télévisions, en sont de brillants exemples. 

La première clé, c’est de prendre le temps d’analyser la situation, et se montrer fine stratège : le poste proposé est-il une vraie opportunité, ou bien un risque inconsidéré ? Quelles sont les chances de succès réelles ? Quels moyens seront mis à disposition par l’entreprise pour atteindre les objectifs fixés ? Cette phase d’évaluation est cruciale, et les femmes, souvent, ont moins l’habitude de la déployer que leurs homologues masculins.

Avant de se lancer, il est ensuite indispensable de négocier les ressources nécessaires à la réussite de la mission. Les femmes ont souvent des réseaux moins étendus que les hommes, donc il est d’autant plus important de construire un cercle d’alliées et d’alliés solides – qu’il s’agisse de collègues, de mentors ou de personnes extérieures ayant déjà affronté des situations similaires. Faire appel à un coach peut également s’avérer précieux : un regard extérieur permet de garder une distance émotionnelle, et d’analyser les situations avec plus de recul. Le soutien personnel est tout aussi essentiel. Lorsque l’on prend des fonctions dans un contexte difficile, le rôle du conjoint ou de la conjointe peut s’avérer déterminant, sur le plan tant logistique qu’émotionnel. Des séries comme The Diplomat ou Borgen ont très bien illustré cette réalité : un soutien sans faille du partenaire permet de tenir sur la durée, surtout lorsque la pression professionnelle est intense.

Enfin, il est crucial de négocier sa porte de sortie dès le départ. Que se passera-t-il si la mission échoue, malgré tous les efforts déployés ? Quelles garanties l’entreprise peut-elle offrir à la collaboratrice concernée pour accompagner cette transition et préserver la suite de sa carrière ? Se poser ces questions n’est pas faire preuve de pessimisme, mais de lucidité face à la complexité de ces situations.

Comment les entreprises peuvent-elles agir pour casser cette dynamique de la falaise de verre et promouvoir une véritable égalité des chances ?

Il est crucial de rappeler en effet que cette responsabilité ne repose pas uniquement sur les femmes – qui sont les premières victimes de ce phénomène –, mais bien sur l’ensemble de l’entreprise. C’est une responsabilité collective, qui implique les managers, les RH et les instances dirigeantes.

La formation aux biais inconscients est une première étape essentielle. Organiser des sessions spécifiques sur la falaise de verre et ses impacts permet d’en faire un sujet de vigilance partagée. Plus les équipes – et surtout les décideurs – seront informées, plus elles pourront repérer ces mécanismes et éviter de reproduire ces schémas. Il est aussi crucial d’encourager un dialogue ouvert. Créer des espaces de discussion sur les parcours professionnels, les obstacles rencontrés et les défis spécifiques auxquels les femmes managers sont confrontées aide à lever les tabous, et à construire des solutions adaptées. Enfin, l’implication des instances dirigeantes est indispensable. Sensibiliser les responsables aux risques liés à la falaise de verre, les amener à questionner leurs pratiques de nomination et à promouvoir des processus plus équilibrés… c’est tout cela qui permettra de transformer durablement la culture managériale et de garantir à chacun – homme comme femme – des conditions de réussite équitables, indépendamment du contexte.

 

 

À propos d’Isabelle Deprez :
Auteure d'ouvrages sur les femmes, le leadership et la transformation du travail, Isabelle Deprez est experte en leadership et diversité. Elle accompagne les talents féminins et les entreprises vers plus d'égalité, de performance et d’impact. isabelledeprez.fr

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