Sexisme au travail : « les témoins ne peuvent agir que si l’entreprise pratique la tolérance zéro », Marie Becker
Selon le Baromètre #StOpE (Stop au sexisme ordinaire en entreprise, juin 2023) : 8 femmes sur 10 estiment que les attitudes et décisions sexistes sont régulières au travail. Face à un sexisme diffus, il n’est pourtant pas si simple pour les témoins de relever ces situations. C’est l’avis de Marie Becker. Pour cette spécialiste de la prévention du sexisme en entreprise, il appartient d’abord aux organisations de créer un environnement favorable à l’intervention des tiers. Elle nous fournit des clés pour détecter les situations sexistes en entreprise et savoir comment agir.
Comment se manifeste le sexisme ordinaire en entreprise ?
Marie Becker : Le terme de sexisme ordinaire vise le volet comportemental de la discrimination liée au sexe. Il s’agit donc de comportements, d’attitudes, de propos, fondés sur des stéréotypes de sexe.
Le sexisme ordinaire s’exerce de manière consciente ou inconsciente. Une précision importante, qui permet d’intégrer l’humour et les propos supposément « bienveillants » et « positifs » comme un comportement sexiste. Dire que les femmes sont fantastiques, sont à l’écoute, ont telle ou telle qualité, constitue du sexisme, et encourage à les cantonner à certains rôles.
Par exemple, sous couvert de compliments sur son apparence, sa tenue, son corps, on associe une personne non pas à ses compétences professionnelles mais à son statut de femme, objet de séduction. Le sexisme peut aussi prendre la forme d’interpellations familières telles que « miss » ; d’injonctions à la féminité : « tu pourrais t’arranger, tu pourrais mettre une jupe » et de propos ouvertement hostiles : « les femmes ne sont pas douées pour ceci ou cela », de commentaires négatifs sur la maternité, etc.
Le sexisme ordinaire a des effets délétères sur les femmes en matière de reconnaissance de leurs compétences et de leur confiance en elles : elles se font toutes petites, prennent moins la parole, cherchent à se faire oublier pour ne pas être victimes de remarques, etc.
En matière de sexisme, la loi a évolué en mars 2023. Selon vous, cette évolution va-t-elle créer un environnement plus favorable à l’action des témoins contre le sexisme ?
Le sexisme ordinaire est grave par son caractère massif et permanent. Le législateur s’en est rendu compte. Les élu·es ont ajouté dans la définition du harcèlement sexuel, qui vise « les propos et comportements répétés à connotation sexuelle », la mention « ou à connotation sexiste ». Elles et ils mettent ainsi au même niveau les propos à connotation sexuelle et à connotation sexiste. Cela rend donc les propos sexistes pénalement répréhensibles. Cette évolution législative peut inciter davantage d’entreprises à se sensibiliser au sujet, et à fixer des règles, qui, seules, facilitent l’intervention des témoins.
En effet, les témoins ne peuvent agir que si elles et ils évoluent dans une entreprise qui a une politique claire, engagée au plus haut niveau et incarnée par la hiérarchie. C’est LE préalable indispensable. On ne peut pas faire reposer sur des collaborateurs et collaboratrices la responsabilité de dire, dénoncer et révéler, sans mettre en place un environnement sécurisé et une immunité collective qui permettent la parole. La ou le témoin ne peut agir que si, au plus haut niveau de l’entreprise, la tolérance zéro est de mise. Sans ce préalable, les conditions ne sont pas réunies pour l’action des témoins.
Il ne faut jamais oublier que la témoin ou le témoin a une dépendance économique à son emploi. C’est un frein majeur pour réagir, répondre, rapporter, se positionner en cas d’agissement sexiste. Dans une entreprise qui ne fait pas de prévention et qui ne s’est pas clairement positionnée, la témoin ou le témoin sera dans la même difficulté qu’une victime. Elle ou il mettra en jeu son contrat de travail, c’est cela la réalité !
En quoi le rôle des témoins est-il crucial ?
Tout d’abord, leur rôle est crucial pour soutenir, entendre, objectiver quand la victime se remet en question, et pour l’aider à identifier ce dont elle est l’objet.
En cas d’enquête interne, la personne pourra être amenée à témoigner même si elle n’a pas été témoin direct ou mise dans la confidence par la victime. Il faut effectivement savoir que les preuves en matière de harcèlement sexuel et sexiste peuvent reposer sur un faisceau d’indices concordants. Ce faisceau peut comporter des éléments issus de tiers qui ont recueilli un récit détaillé d’une victime, l’ont vue pleurer ou changer soudainement de comportement. Ces éléments seuls ne suffisent pas, mais ajoutés à d’autres, ils peuvent concourir à établir les faits et étayer un dossier.
Face aux blagues sexistes, aux propos déplacés, aux réflexions sur la maternité… comment agir en tant que témoin ?
Dans un environnement sécurisé, la témoin ou le témoin va pouvoir intervenir directement et mettre fin à une situation. Il convient d’exposer son point de vue en utilisant des phrases à la première personne, telles que « je ne suis pas sûr·e que ta remarque soit adaptée, ou que unetelle apprécie ton trait d’humour », ou encore « tu la mets mal à l’aise, et je pense que ça n’est pas ce que tu souhaitais ».
Mais encore une fois, tout dépendra du contexte : si l’entreprise porte haut et fort ses engagements contre le sexisme, la témoin ou le témoin peut dire encore plus ouvertement que le propos est sexiste.
Il est illusoire de penser que la témoin ou le témoin puisse partir à l’assaut comme un chevalier blanc, concrètement, cela n’arrive pas fréquemment. C’est pourquoi, il faut mettre en place un cadre sécurisé.
De façon plus générale, en tant que témoin, à qui s’adresser dans l’entreprise ? Quels modes concrets d'action adopter ?
Tout d’abord la témoin ou le témoin ne doit agir qu’avec l’accord de la victime, au moment où elle se sent prête.
Elle ou il peut contacter directement la DRH, ou le ou la référent·e harcèlement*. Une déclaration peut également être réalisée sur une plateforme de signalement sécurisée dont disposent certaines entreprises. Les informations remonteront.
Dès que la RH aura connaissance du cas, elle va dans un premier temps évaluer la situation en recueillant un récit détaillé de la plaignante, en identifiant notamment s’il y a une répétition. Dans le cadre de l’enquête, qui peut aboutir à des sanctions disciplinaires, la parole de la témoin ou du témoin pourra être essentielle.
Dans quels cas privilégier un recours externe ? Et à qui s’adresser en externe ?
On ira vers des interlocuteurs externes comme le Défenseur des droits ou l’inspection du travail lorsque rien n’est fait en interne. En réalité, peu de femmes les saisissent car, encore une fois, il y a un contrat de travail en jeu.
Dans de nombreuses entreprises, il existe un décalage entre la communication, les intentions, et les moyens réellement mis en œuvre pour lutter contre le sexisme.
*Depuis 2019, les entreprises disposant d’un CSE doivent désigner une ou deux personnes référentes pour agir et lutter contre les agissements sexistes et le harcèlement sexuel.
À propos de Marie Becker :
Marie Becker est rapporteure et co-autrice du rapport du Conseil supérieur de l’égalité professionnelle « Le sexisme dans le monde du travail : entre déni et réalité ». Juriste, Marie Becker a également œuvré auprès de la Halde (Haute Autorité de lutte contre les discriminations et pour l'égalité), puis du Défenseur des droits. Fondatrice du cabinet æquality en 2021, elle accompagne les organisations (entreprises, groupes, établissements de santé, universités, associations, syndicats) dans leurs politiques de prévention contre les agissements sexistes. Elle mène formations, actions de sensibilisation, audits et enquêtes internes.
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