Harcèlement moral en entreprise : « les témoins contribuent à briser l’impunité des harceleurs et harceleuses » Adrien Chignard, psychologue du travail et auteur
Une personne salariée sur trois déclare avoir été victime de harcèlement moral au cours de sa carrière, et quatre salarié·es sur dix indiquent en avoir déjà été témoins*. Face à cette réalité en entreprise, Adrien Chignard, psychologue du travail et auteur, estime que les témoins peuvent concrètement mettre à mal ces agissements de harcèlement moral. Interview.
Comment définir le harcèlement moral en entreprise ? Quelles formes peut-il prendre ?
Adrien Chignard : Pour qualifier le harcèlement moral, il faut que deux dimensions soient présentes. La première est la répétition des agissements. La seconde dimension concerne des pratiques vexatoires et humiliantes. L’état de santé ou la carrière de la personne visée peuvent être affectés.
Le harcèlement peut s’exercer en creux : ne pas dire bonjour, ne pas inviter aux événements de l’entreprise, éloigner la personne en la changeant de bureau, ne pas l’informer des projets en cours, etc. Il s’agit de techniques vexatoires ou d’isolement.
La technique de l’hyper contrôle constitue également du harcèlement moral. Par exemple lorsqu’un manager veut lire tous les mails de son collaborateur, et être informé à l’excès de tout ce qu’il fait. Le syndrome de la punition pour des broutilles (un retard de quelques minutes !) et l’infantilisation représentent également des formes de harcèlement : parler à une personne de l’équipe comme à un enfant, la priver de congés au dernier moment, etc.
Précisons qu’il n’est pas nécessaire qu’une dimension d’intentionnalité soit présente pour caractériser un harcèlement moral. Les « je n’ai pas fait exprès » ou « c’était pour rigoler » ne sont pas recevables.
Autre point important : toutes les personnes en situation professionnelle peuvent être sujets ou objets de harcèlement. Cela peut être entre collègues, également du manager vers un membre de son équipe et inversement, et même à l’encontre d’un directeur ou d’une directrice.
En quoi le rôle des témoins est-il crucial ?
Même si cela peut faire peur, il convient d’agir. Car l’arbitraire du harcèlement moral met la victime et les observateurs et observatrices dans une situation préjudiciable.
En effet, cet arbitraire crée une chute du climat de sécurité psychologique pour tout le monde dans l’entreprise. Si personne ne réagit dans une équipe, c’est toute l’équipe qui peut être potentiellement touchée. L’arbitraire s’exercera du jour au lendemain sur quelqu’un d’autre.
Si je suis témoin, de quelle manière agir ?
Prenons l’exemple d’un manager qui dénigre constamment une collègue en sa présence. Le témoin peut indiquer directement que ce comportement le choque, avec une phrase telle que « quand tu parles de X comme cela devant tout le monde, cela me met mal à l’aise ». La personne témoin exprime ce qu’elle ressent, qu’elle n’est pas bien avec ce qui se passe, et que cela ne peut pas continuer ainsi.
Il est très important de poser des mots : cela montre au harceleur qu’il a été détecté, et lui enlève ce sentiment de toute-puissance.
L’action d’un seul témoin peut également faire basculer des situations. En parlant, le témoin ouvre une brèche auprès des autres membres de l’équipe. Très souvent, ces dernières et ces derniers vont indiquer qu’eux aussi ne sont pas à l’aise.
De façon générale, en tant que témoin, à qui s’adresser ? Quels modes concrets d'action adopter ?
Il ne faut pas rester seul avec l’information. Il est nécessaire de la faire remonter en interne à une personne de confiance, avec des faits concrets et observables. Selon les situations, il peut s’agir du manager, de la DRH, des syndicats, du médecin du travail, des élu·es au CSE. Bien sûr, quand l’entreprise dispose d’une ou d’un référent harcèlement moral et sexuel**, il faut aller le voir tout de suite.
Il y a de l’impunité pour les harceleurs et harceleuses tant que ces personnes ne sont pas découvertes.
La révélation des pratiques toxiques est fondamentale. Car quand un cas de harcèlement est dévoilé, cela va devenir compliqué pour la harceleuse ou le harceleur. Une enquête sera menée dans l’entreprise. On entre alors dans un cadre formel où le harceleur va être confronté à ses agissements.
Quelles situations exigent, selon vous, de se tourner vers un interlocuteur externe ?
Si en interne la révélation de cas de harcèlement moral n’a pas été prise en considération ou a été minimisée, le témoin peut encourager une victime à s’adresser à l’inspection du travail, mais aussi au médecin du travail.
Il faut rappeler que si une victime ne veut rien faire, il ne pourra pas y avoir d’enquête, de confrontations et de collecte de preuves. Les tiers ont donc un rôle à jouer pour encourager une victime à témoigner et à briser le silence autour du harcèlement moral.
*Selon une enquête Ipsos / Qualisocial (septembre 2022).
** Depuis le 1er janvier 2019, un référent ou une référente harcèlement moral et sexuel doit être nommé·e dans toutes les entreprises disposant d'un CSE.
À propos d’Adrien Chignard :
Adrien Chignard est psychologue du travail et IPRP (intervenant en prévention des risques professionnels dans les entreprises) depuis 17 ans. Depuis 10 ans, il dirige le cabinet-conseil Sens et Cohérence spécialisé dans la prévention des risques psychosociaux et la promotion de la qualité de vie au travail. Le cabinet, fort de 25 collaborateurs et collaboratrices dans 4 pays, a mené plus d’un millier d’interventions en milieu professionnel. Adrien Chignard est notamment l’auteur de Burn out et de Bien dans mon job. Il est également expert pour la Harvard Business Review.